De la religion
considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil.
Première partie.

par l'abbé F. de La Mennais




PREFACE.

On ne lit point aujourd'hui les longs ouvrages; ils fatiguent, ils ennuient: l'esprit humain est las de lui-même; et le loisir manque aussi. Tout se précipite tellement depuis qu'on a mis la société entière en problème, qu'à peine est-il possible de donner un moment très court à chaque question, quelle qu'en soit d'ailleurs l'importance.

Dans le mouvement rapide qui emporte le monde, on n'écoute qu'en marchant; et comment l'attention, sans cesse distraite par des objets nouveaux, pourroit-elle se fixer long-temps sur aucun? C'est ce qui nous détermine à publier seule la première partie de ce petit traité, tandis que certains souvenirs sont encore vivants. Dans trois mois on ne sauroit de quoi nous venons parler. Nous tâcherons de saisir, au milieu des événements qui se préparent, l'occasion la plus favorable pour faire paroître la seconde partie. Il ne faut pas troubler indiscrètement les méditations des peuples éclairés qui ont entrepris de réformer l'oeuvre de la sagesse et de la puissance divine, ni les ramener trop brusquement de la bourse à l'autel, et de la rente à la religion.

Nous n'ignorons pas que cet écrit, dicté par une conviction profonde, choquera beaucoup d'opinions, à une époque où tant d'hommes ont un tact si fin sur ce qu'il est à propos de penser.

Mais cette considération n'a pas dû nous empêcher de dire ce que nous croyons vrai. On n'est point obligé de plaire, et ce n'est pas une des conditions que la charte a mise au droit de publier ses opinions; droit dont nous userons sans autre désir que celui d'être utile, sans autre espérance que de recueillir force injures et calomnies.

Personne n'est plus soumis que nous aux lois du pays où nous vivons; nous le serions de même à Constantinople, nous l'eussions été de même à Rome, sous la république comme sous les empereurs, et par les mêmes motifs, et dans la même mesure. Une fausse liberté ne nous séduit pas, et nous sentons en nous quelque chose qui nous met à l'abri de la servitude. Le christianisme a pour toujours délivré l'homme du joug de l'homme, et il n'est pas un chrétien qui ne puisse et ne doive, en obéissant, selon le précepte de l'apôtre, répéter ces belles paroles que l'auteur de l'apologétique adressoit aux magistrats romains: " je reconnois dans le chef de l'empire mon " souverain, pourvu qu'il ne prétende pas que je le " reconnoisse pour mon dieu: car du reste je suis " libre. Je n'ai d'autre maître que le Dieu " tout-puissant, éternel, qui est aussi le sien. " que si, examinant quelques unes des lois qui nous régissent, nous les avons jugées défectueuses à plusieurs égards, elles nous autorisent elles-mêmes à émettre le jugement que nous en portons.

On ne nous contestera pas sans doute un privilége qu'on ne cesse, quel qu'il soit, de vanter avec tant d'emphase. De semblables discussions, sincères, graves, sur un sujet qui occupe tous les esprits, ne sauroient être interdites que par un despotisme timidement soupçonneux, et, dans ses vagues inquiétudes, esclave de sa propre tyrannie.

Mais le génie du mal, tremblant pour ses oeuvres, a su trouver une autre ruse, et se faire contre la vérité un autre rempart. " combattez l'erreur, dit-il, mais en la séparant des personnes; " comme il dit encore: " soutenez la religion, mais en la séparant de Dieu. " qu'on lui laisse les réalités, il nous abandonnera les abstractions, afin d'avoir le droit de nous traiter de rêveurs.

Assurément il seroit plus doux de n'avoir à établir que des théories générales; mais il n'en va pas ainsi en ce monde. Les sociétés humaines vivent ou meurent selon les doctrines des hommes qui les gouvernent; et l'on ne sauroit attaquer ces doctrines sans attaquer en même temps et les discours qui les expriment, et les actes qui les consacrent. Or, quand il s'agit d'actes et de discours, les hommes, quoi qu'on fasse, reparoissent nécessairement; et plus leur autorité est grande aux yeux des peuples, plus il est nécessaire de déchirer le voile qui cause leur illusion. étrange charité que celle qui sacrifieroit la société, l'ordre, la religion, à l'orgueil ombrageux de quelques individus pervertis ou aveuglés! Ce n'est pas là l'exemple que Jésus-Christ nous a donné: il n'est point, il ne sera jamais de langage qui approche de la sévérité de ses paroles, lorsqu'il foudroyoit de son indignation divine les scribes et les pharisiens hypocrites, sépulcres blanchis, éclatants au dehors, et au dedans pleins de pourriture et d'ossements à demi consumés. et parceque vous le voyez, en d'autres circonstances, rempli de douceur et de miséricorde, n'allez pas vous imaginer qu'il se contredise. " on doit, dit saint Augustin, " reprendre devant tous les fautes commises devant " tous, et secrètement les fautes secrètes

" distinguez les temps, et l'écriture s'accorde avec " elle-même. " il y a, n'en doutez pas, des reproches qu'il est plus pénible de faire, qu'il n'est dur de les entendre. Mais, en ces temps où tout est renversé dans l'homme, on a plus de pitié pour le remords qui gronde, que pour la conscience qui gémit. Ses douleurs importunent, irritent; comme le sauvage à son enfant, on lui dit: souffre, et tais-toi.

Eh! Que n'est-il permis de se taire! Ce n'est, certes, aucun motif d'intérêt personnel ou d'amour-propre qui peut engager maintenant à défendre la religion et la vérité: qui ne le sait? Mais dès lors aussi l'on doit comprendre que quiconque descend dans l'arène, sachant d'avance ce qui l'y attend, croit accomplir un devoir sacré. Peu nous importe, au reste, les jugements des hommes et leurs vains discours. Lorsqu'aux premiers siècles de la foi, les confesseurs, livrés, dans le cirque, à la dent des bêtes féroces, combattoient pour Jésus-Christ en présence de César, et des sénateurs, et des pontifes, et du peuple, qui ne se rioit de ces insensés et de leur Dieu? Nous annonçons aujourd'hui le même Dieu aux nations qui l'oublient, à leurs chefs qui le proscrivent: et quelque chose pourroit nous empêcher d'élever la voix! Et l'on demanderoit ce que veut donc ce prêtre! Ce qu'il veut? Ce que vouloit Jésus de Nazareth, ce que vouloient les martyrs: heureux s'il l'obtenoit au même prix!

Il y a long-temps que le monde est le même, et qu'il poursuit de sa haine tout ce qui s'oppose à ses passions et à ses idées. Il en sera ainsi jusqu'à la fin; et ce n'est pas une raison de lui céder. Il faudra bien qu'il cède lui-même à la vérité, quand le jour de son triomphe sera venu, et qu'il cède éternellement. Les lois de la terre, même fondamentales, seront un peu ébranlées alors: et je ne sache pas que l'ordre qu'on nous fait à l'aide de toutes les théories modernes d'athéisme ait reçu du Dieu vivant des promesses d'immortalité.

Quelle que soit, au surplus, en certains moments, la vivacité de nos expressions, nous désirons qu'on les juge par le sentiment qui les a dictées. L'envie de blesser fut toujours aussi loin de nous que le dessein de flatter. Nous avons été, grâce au ciel, conduits par des vues plus hautes; et si nos efforts avoient besoin d'être justifiés devant des chrétiens, nous produirions, pour toute défense, ces paroles d'un illustre docteur de l'église.

" il y a, dit l'ecclésiaste, un temps de se taire, et un temps de parler. et maintenant donc, après un assez long silence, il convient d'ouvrir la bouche pour révéler ce qu'on ignore. Ne craignez ni le mensonge ni la calomnie; ne vous laissez point troubler par les menaces des hommes puissants; ne vous attristez point d'être raillé par les uns, outragé par les autres, et condamné par ceux qui affectent de la tristesse, et dont les remontrances séduisantes sont ce qu'il y a de plus propre à tromper: que rien ne vous ébranle, pourvu que la vérité combatte avec vous. Opposez à l'erreur la droite raison, appelant à son secours, dans cette guerre sainte, l'auteur même de toute sainteté, notre seigneur Jésus-Christ, pour qui il est doux d'être affligé, et heureux de mourir. "